Une carte postale de Tanger par Vincent Carry

Il  a une petite cocasserie à écrire ma chronique mensuelle pour Tribune de Lyon depuis le Darnour, la plus belle maison d’hôtes de Tanger, brillamment tenue par deux Lyonnais, Jean-Olivier Arfeuillère et Philippe Chaslot, cofondateurs de Lyon Capitale, partis il y a cinq ans pour cette nouvelle aventure tangéroise.

Tanger vu des terrasses de Dar Nour

Dans cette magnifique maison perchée sur les hauteurs de la Casbah, se bousculent toute l’année nombre de Lyonnais (journalistes, artistes, acteurs culturels…) tombés amoureux de Tanger, et qui ont fait du lieu une sorte de pont invisible avec Lyon… Tanger, c’est l’une des villes les plus évocatrices du Voyage. Une ville remplie de souvenirs légendaires de la rock culture, de la beat generation, des icônes de la culture mondiale venues ici s’inventer de nouvelles vies, s’encanailler ou se perdre, depuis Brian Jones et Mick Jagger, venus saisir une part de l’esprit du gnawa, jusqu’à William Burroughs, qui a écrit Le Festin nu au Tangerinn, petit bar glauque et cultissime situé en face de la mer, où l’on boit désormais des bières enjouant aux fléchettes. Avec Alan Ginsberg, Jack Kerouac, Paul Bowles, ce sont des pans entiers de la littérature américaine qui s’est cristallisée ici. C’est la ville mythique des peintres : Matisse, Delacroix ou Bacon… C’est aussi la ville qui a passionné Saint-Laurent, Winston Churchill (dont les photos trônent encore dans le hall de l’historique hôtel El Minzah), Liz Taylor, Forbes, Jean Genet, Tahar Ben Jelloun, Joseph Kessel… Pierre Bergé vient d’y produire le festival de littérature Les Correspondances de Tanger, piloté depuis la légendaire librairie des Colonnes.

Ici nous sommes venus 48 heures pour travailler sur un projet d’événement culturel, coconstruit avec les jeunes acteurs de la scène tangéroise. Ils ne sont pas nombreux, activistes solitaires mais déterminés, à faire valoir leur droit à une liberté et à un épanouissement artistique, dans le domaine du hip-hop, de la danse, de l’électro, du rock, du graphisme, de l’image ou des médias… Car Tanger a perdu ce statut de cocon libre et bienveillant pour les créateurs d’ici et d’ailleurs. La ville est sublime, elle est, à 14 km de l’Espagne (que l’on voit à l’œil nu), la passerelle entre l’Europe et l’Afrique. C’est la ville internationale qui a accueilli la première représentation consulaire américaine, qui a connu toutes les influences, tous les brassages. Et pourtant, Tanger a bien du mal à s’inventer un présent. Le soir, Hicham, le rappeur Muslim, le chorégraphe SisQo ou le groupe de rock Lazywall nous parlent de leurs envies, de nos homologues de Casablanca, responsables du festival L’Boulevard par exemple, qui se battent contre vents et marées pour faire émerger la jeune scène marocaine. Comme à chaque fois, regarder nos dix ans de Nuits sonores depuis un autre coin du monde, nous rappelle que la liberté culturelle que nous possédons est un bien fragile et inestimable.

Vincent Carry

« L’oeil de Vincent Carry* pour la Tribune de Lyon »

*Directeur du festival Nuits sonores à Lyon et conseiller artistique de la Gaité lyrique à Paris.

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