Dossier – Tanger Plateforme de l'immigration

Tanger - dossier immigration subsaharienne

« Tanger est un exemple significatif de ville frontière, à la fois lieu de passage (porte de l’Afrique), lieu de mélange culturel, de nostalgie d’une cité internationale, mais aussi aujourd’hui lieu d’attente et d’isolement. Dans les années soixante, Tanger attirait des gens du monde entier, en quête d’exotisme et de liberté, comme nous le décrivent des écrivains tels que Mohamed Choukri, Tahar Ben Jelloun, Abdelhak Serhane. En même temps que ces légendes s’effritaient, se renforçaient les éléments frontaliers.

Depuis les années quatre-vingt-dix, les pays du sud de l’Europe ont fermé leurs frontières aux pays du sud de la Méditerranée. Les processus de mondialisation économique se sont développés, et nous assistons à une redéfinition des espaces frontaliers. Les dispositifs défensifs des littoraux et les villes frontalières, comme Tanger, sont des espaces où se concrétisent les processus relatifs à la mobilité du capital et aux migrations internationales. Or les rapports de l’Espagne avec le Maroc sont emblématiques dans le domaine des flux migratoires et des investissements étrangers.

Ces lieux stratégiques nous permettent de voir la centralisation des tendances liées à la mondialisation de la production (usines avec impôts spécifiques) et à la consommation (économies dépendantes des flux des immigrants). Les caractéristiques propres à ces villes frontières sont multiples :

  • assumer en première ligne la fermeture de l’Europe (encourageant la clandestinité et réinventant de nouvelles formes de mobilité).
  • être des lieux de transit pour les marchandises ou de passage Nord-Sud pour les migrants (étapes de certains projets migratoires, par exemple ceux des Subsahariens à Tanger).
  • être un point clé de la délocalisation industrielle du Nord, surtout pour le textile et les services, et de la féminisation de la main-d’oeuvre. Quant aux migrations internationales, il faut souligner le rôle des migrants comme acteurs stratégiques de la mobilité actuelle.

A l’extérieur, l’Europe renforce sa politique des visas. A l’intérieur, le Maroc se transforme politiquement (administration, rôle de la société civile) et  dans l’espace urbain se créent de nouveaux quartiers-villes, conséquence des dynamiques complexes des migrations intérieures et de l’exode rural. Dans le cadre de l’économie mondiale, par le biais de la production, le capital néolibéral encourage l’augmentation des zones franches et la délocalisation de la téléphonie et du textile, et, par le biais de la consommation, l’extension des voies de la contrebande sur les régions frontalières.

Dans les années quarante, la ville connaît une immigration d’origine essentiellement rifaine. C’est l’époque d’une esquisse de politique industrielle dans le Maroc méditerranéen, autrefois considéré comme le Maroc inutile de la région, qui englobe l’ex-protectorat espagnol et finit par développer une économie souterraine fortement liée aux produits de contrebande avec Ceuta, et au trafic du haschisch, commercialisant la culture du cannabis des montagnes de Djebala.

A la fin des années cinquante est créée à Tanger une zone franche industrielle, qui sera le troisième pôle industriel textile du pays après Casablanca et Fès, ce qui provoquera le développement de nouvelles constructions dans la périphérie tangéroise, souvent accompagné, surtout dans les années soixante-dix, d’un certain laxisme pour la construction de bidonvilles. La démographie se caractérise parallèlement par une importante croissance, liée à la natalité et au poids des courants migratoires, particulièrement importants dans les communes de Beni-Makada et de Charf.

Dans les années quatre-vingt-dix, la ville est dominée par une articulation complexe des rôles migratoires-: lieu de réception de l’exode rural, migration interurbaine du nord du Maroc et d’autres lieux du sud. Enfin, c’est un axe important de l’émigration vers l’Europe, surtout la Belgique, la Hollande, l’Espagne, la France, l’Angleterre et l’Allemagne. La construction des quartiers dépend la plupart du temps d’une spéculation sur les terrains, produit du travail des immigrants à l’étranger.

Tous les quartiers ne sont pas identiques aux yeux de la migration internationale, le Banco Popular au Maroc nous aide à percevoir la carte de la dépendance familiale à travers les mouvements des quartiers. A Tanger, la situation géographique de la ville encourage ces impressions de mobilité, comme si les gens étaient sur le départ. Ainsi, on distingue les flux Nord-Sud à partir de grands projets comme l’implantation de la Tanger Free Zone.

Ce « marché » particulier que représente Tanger permet de mieux comprendre les espaces-frontières. Elles mettent en relief l’aspect stratégique des changements liés aux migrations internationales ou intérieures et à la mondialisation en Méditerranée. Au Maroc,  les migrations offrent la vision d’une plate-forme tournante où les gens entrent et partent en même temps. Beaucoup de gens vivent comme s’ils allaient partir. A Tanger les Subsahariens prennent les pensions de la casbah pour une salle d’attente, et les jeunes des ONG s’en vont à la première occasion. Les jeunes souhaitent partir à l’étranger, comme tout jeune de n’importe quel pays souhaiterait aller à la capitale, et la non-émigration signifie pour beaucoup la résignation à une réalité socio-économique décadente. Sans compter qu’ils vivent au jour le jour les réalités migratoires de familles, d’amis, de personnes pour qui la mobilité est un mode de vie.

A Tanger, les gens ont la nostalgie de l’époque internationale et réprouvent les nouveaux venus. A Tanger, ils rêvent du passé de la ville. Les villes frontières reflètent à la perfection la marginalisation de l’espace à travers les types d’habitat précaire et l’apparition d’occupations informelles, y compris de lieux d’une toxicité extrême. On recourt fréquemment au discours des populations étrangères qui « inondent » un espace urbain, à Tanger on parle des montagnards (les Djebalis de Bir Chifa installés à Tanger) dépourvus de toute culture civique. Les gens du Nord parlent avec mépris des gens du Sud, car ce sont justement ces derniers qui posent des problèmes dans la ville. Ce sont eux qui les premiers montèrent clandestinement dans les camions pour atteindre l’Espagne (les enfants immigrants). Les données relatives à la scolarisation et au taux d’analphabétisme confirment la singularité de la commune de Beni-Makada (où se trouve Bir Chifa) et la précarité de sa population dans le domaine de l’éducation. Plus de 52-% des habitants de plus de dix ans et 66-% de la population féminine sont analphabètes, et le taux de scolarisation est le plus bas de Tanger. Curieusement, le discours sur l’exode rural à Tanger, centrés sur « la mentalité et la culture civiques », se rapproche beaucoup du discours européen sur les immigrants étrangers
extrait d’un article écrit par Natalia Ribas Mateo, traduit  de l’espagnol par Claude Bleton et paru sur le site http://www.lapenseedemidi.org/
Natalia Ribas Mateo est docteur en sociologie (université de Sussex, Angleterre). Elle mène ses recherches sur l’élément frontalier à l’époque de la mondialisation. Parmi ses derniers ouvrages publiés, El debate sobre la globalización, coll. « La Biblioteca del Ciudadano », Editions Bellaterra, Barcelone, 2002.

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