Abraham Bengio, à Tanger : la mémoire partagée…

 » Les enfants,

Un jour vous viendrez à Tanger, perle du Détroit, ville blanche, tourterelle posée sur l’épaule de l’Afrique…

Oui, je sais cela ressemble un peu aux litanies de la Vierge: pourtant rien de moins vierge que cette ville si longtemps offerte à tous ceux qui voulaient la prendre.

Vous viendrez à Tanger avec moi ou en souvenir de moi…

Mais vous n’y verrez pas, ou si peu, des Juifs. Il vous faudra découvrir Tanger sans les Juifs Tangérois…. »

Signature d'Abraham Bengio à la Librairie des Colonnes de Tanger

Abraham, tu écrivais cela en 1996 dans ce superbe article qui circule de mains en mains ici et ailleurs car il va droit au coeur : « Rois ne puis, Prince ne daigne, Tangérois je suis…

Pavane pour une communauté Juive défunte  » publié dans la revue Toulousaine Horizons Maghrébins .

Tu as mis 15 ans avant de de te décider à venir ici pour un court séjour avec tes deux garçons Raphaël, 21 ans et David, 18 ans.

Séjour court mais épique !

L’heure était sans doute venue. Et, entre autres sollicitations,

Abraham, il a fallu qu’on se rencontre sur le net, qu’on débusque quelque liaison familiale en descendance du grand Rabi Mordekhaï,

qu’on  découvre aussi des amis en commun, Jean Olivier et Philippe respectivement rédacteur en chef et journaliste de LYON Capitale, tenanciers aujourd’hui depuis 3 ans de la plus ancienne Maison d’hôtes, le « Dar Nour  » perchée dans la Kasbah , Rachel Muyal qui a oeuvré pendant 27 ans aux Colonnes, Philippe Lorin et sa Fondation et bien d’autres amoureux de Tanger installés depuis longtemps ou fraîchement débarqués, pour que tu franchisses le pas…

Il n’y a pas de hasard et Tanger est certainement la ville de bien des coïncidences…et avec Lyon, la ville où tu vis, en particulier….

Bienvenue dans la Cité du Détroit, Abraham avec toute ta famille !

Parlons un peu…

Raphaël, David et Abraham Bengio en compagnie d'Ismaël Sakkat

RECIT D’UN PASSAGE

Après avoir tant et tant évoqué, raconté avec ferveur, décrit avec gourmandise son enfance dans cette ville qui fascinait, qui fascinait…à tes enfants, Abraham tu leur présentes aujourd’hui la terre de tes ancêtres en compagnie de ton épouse Elisabeth.

Avoir attendu si longtemps pour faire ce périple est sans doute le signe de cette sorte de panique qu’on peut éprouver face au dévoilement soudain de la mémoire transmise et la crainte d’une discordance possible des souvenirs.

Confrontation de sa mémoire aux métamorphoses d’une ville, confrontation de ses évocations que le  regard tout neuf de Raphaël et David allait explorer.

Le conte prend vie et certes Tanger n’est pas une Belle au Bois Dormant qu’on réveille d’un baiser ! mais l’ébauche d’un nouveau dialogue avec tes fils.

Etourdissant retour vers une ville « tant changée  » empreinte d’une nouvelle modernité encore chaotique .

Etrange va et vient entre la permanence de la mémoire et l’inconstance de la réalité.

Etrange sentiment  :  » l’unheimlich » dont parle Freud,à savoir l’inquiétante étrangeté d’être dans un endroit familier et par plusieurs points différent de ce que l’on attend…

Mais Raphaël et David sont princes charmants ! Prêts à l’aventure, prêts à exprimer leur plaisir de partager et d’échanger avec toi toute une diversité de sensations, réactions,émotions nouvelles en pleine réalité !

Ils ont le discours vif et passionné , te laissant errer et te perdre souvent dans le dédale des rues qui te rend soudain étranger. « Je ne suis plus d’ici » penses tu alors, Abraham !

Mais, soudain un élément familier réapparait, te saute aux yeux et l’univers se restructure..la proximité des signes se recrée…

(pour retrouver le Lycée Regnault par exemple que tu as quitté à l’âge de 14 ans )

Mais surtout, Abraham sur ton passage tu es toi même « reconnu » et c’est cela peut-être qui a frappé le plus tes enfants. Tu es le vieux juif de retour (excuse moi Abraham !!)

« Ce qui sauve tout, soulignes-tu, dans cette confusion des transformations c’est les gens, les Tangérois, fiers, chaleureux, reconnaissants. Il y a un raccord temporel immédiat, une complicité retrouvée. »

Ainsi, les garçons relatent votre rencontre rue de la Synagogue avec 3 vieux Marocains à qui vous demandez la direction du Temple Nahon, et qui en hochant la tête se sont mis à évoquer le départ massif des Juifs… pour finir, ils se sont adressés à toi en disant :

« Bien sûr, vous devez revenir ! C’est votre terre. Nous sommes des frères  »

Aïch et Raphaël

Autre anecdote révélée par Raphaël :

A la recherche de la tombe de tes ancêtres, ne reconnaissant plus rien dans le labyrinthe du cimetière Juif, tu t’adresses à une dame âgée qui se trouvait là, gardienne des lieux sans doute.

Elle tente de vous aider sans résultat… mais quand tu te rappelles soudain que la « gueniza  » était tout à côté, elle vous conduit directement à l’emplacement recherché.

« Soudain le cimetière m’accueillait » as-tu songé en proie à la plus vive émotion. Un  très fort moment partagé jusqu’à l’eau offerte pour quitter les lieux.

Ce vieux cimetière abandonné est en réfection actuellement d’où la remarque cinglante de Raphaël : « Au Maroc, on restaure les cimetières. En France, on profane les tombes Juives et Musulmanes  »

Que dire après cela ? Que Raphaël et David reviendront c’est sûr !!!

De plus, Abraham, comme tu as donné deux devises dans le questionnaire de Proust qui suit, je vais rajouter moi aussi une deuxième conclusion écrite de ta main lors de notre dernière correspondance :

« Et tu peux ajouter une conclusion sur le projet un peu fou de sauvegarde et de valorisation du patrimoine culturel juif tangérois auquel je rêverais de me consacrer un jour, avec tous les partenaires qui pourraient apporter idées, moyens, ou force de travail : un film, une expo, un livre, un petit musée, une signalétique dans la ville, que sais-je ?  »

A suivre !

Aïch Bengio

La signature d’Abraham Bengio à la Librairie les Colonnes « 

Son livre  » Quand quelqu’un parle, il fait jour « , une autobiographie linguistique remarquable et très vivante.
Pour Abraham qui a la modestie de ne pas se présenter comme un écrivain mais un amoureux des livres et qui a gardé bien sûr le souvenir de cette librairie mythique dans laquelle il n’osait entrer  enfant,
ce fut un vrai bonheur de s’adresser au nombreux public venu l’écouter et le féliciter. Au dos de la couverture voici ce qui résume bien l’ouvrage :

4 eme de couv du Livre d'Abraham Bengio: "Quand quelqu'un parle, il fait jour"


LE QUESTIONNAIRE DE PROUST EN DIRECT DE TANGER :

Le principal trait de mon caractère ? Curiosité, soif de savoir.

La qualité que je souhaite chez un homme ? La complicité, compréhension par avance, l’indulgence.

La qualité que je souhaite chez une femme ? Une femme est un homme comme les autres… Un point de vue différent sur le monde, une sensibilité qui ouvre sur une autre réalité.

Ce que j’apprécie le plus chez mes amis ? L’humour dans sa diversité.

Mon occupation préférée ? Lire, créer des mondes, des océans, entrer dans une saga universelle.

Quel serait mon plus grand malheur ? La cécité.

Ce que je voudrais être ? Bibliothécaire chez Borges.

Le pays où je désirerais vivre ? Le monde.

La couleur que je préfère ? Le rouge.

La fleur que j’aime ? Les fleurs de Rhétorique.

L’oiseau que je préfère ? L’oiseau rare.

Mes auteurs favoris en prose ? Proust et encore Proust, Cohen, François Rabelais.

Mes poètes favoris ? Apollinaire, Char, Villon.

Mes héros dans la fiction ? Don Quichotte, Jean Valjean, Ernie Levy dans Le dernier des justes d’André Schwarz-Bart.

Mes héroïnes dans la fiction ? Ariane Cassandre Corisande d’Auble, la Princesse de Clèves, Zazie de Queneau et Chloé dans l’Ecume des jours.

Mes compositeurs préférés ? Satie, Bach, la musique médiévale, les chants grégoriens.

Mes peintres favoris ? Tàpies, Roman Opalka, José Hernandez.

Mes héros dans la vie réelle ? Galilée, Ben Gourion, Jean Moulin.

Mes héroïnes dans la vie réelle ? Lucie Aubrac, Louise Michel.

Mes noms favoris ? Népomucène, Héliogabale.

Ce que je déteste par-dessus tout ? Le fanatisme sous toutes ses formes.

Caractères historiques que je méprise le plus ? Les missionnaires convertisseurs.

Le fait militaire que j’admire le plus ? La bataille d’Hernani.

La réforme que j’estime le plus ? L’abolition de la peine de mort.

Le don de la nature que je voudrais avoir ? Cinq fois plus de mémoire.

Comment j’aimerais mourir ? En épectase comme Jean Daniélou (sorti de lui-même dans un élan de charité !)

État présent de mon esprit ? Euphorique.

Fautes qui m’inspirent le plus d’indulgence ? La gourmandise, les excès en tout…

Ma devise ?  « N’aspire pas ô mon âme à la vie éternelle mais épuise le champ des possibles »

(citation de Pindare extraite du Cimetière marin de Paul Valéry)

et  le vers d’Apollinaire dans Calligrammes : « la beauté de la vie passe la douleur de mourir »

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