Ibn Battuta fait passer Marco Polo pour un flemmard…

Il y a 700 ans, le 14 juin 1325, le Tangérois Ibn Battuta débutait un long périple. En près de trente ans, il aurait parcouru 120 000 kilomètres de la Mecque jusqu’aux bords de la Volga, en passant par le Mali ou encore la Chine. Connu dans le monde arabe comme l’un des plus grands explorateurs de tous les temps, ce pèlerin devenu voyageur a été éclipsé par Marco Polo dans les pays occidentaux.

Au cours de ses voyages, Ibn Battuta aurait parcourir 120 000 km de l’Afrique jusqu’en Asie. © Studio graphique FMM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Je sortis de Tanger, lieu de ma naissance, le jeudi 2 du mois de redjeb, le divin et l’unique, de l’année 725 [14 juin 1325], dans l’intention de faire le pèlerinage de La Mecque et de visiter le tombeau du Prophète. (…) Je me déterminai donc à me séparer de mes amis des deux sexes, et j’abandonnai ma demeure comme les oiseaux abandonnent leur nid ».

Dans le récit de ses voyages, publié en 1358, Ibn Battuta décrit le début de son périple. Lorsqu’il part de la ville de Tanger, dans l’actuel Maroc, le jeune homme âgé de 21 ans ne sait pas encore qu’une longue vie d’exploration s’ouvre devant lui.

Un pèlerinage qui se prolonge

À cette époque, il n’a pourtant qu’un but : celui se rendre à la Mecque. « Son objectif initial était d’accomplir le hajj, mais il se peut aussi qu’il ait eu l’intention d’étudier le droit musulman dans un ou deux centres intellectuels réputés, probablement Le Caire ou Damas, puis de rentrer au Maroc pour y mener une carrière honorable dans le droit », explique Ross Edmunds Dunn, professeur émérite à l’Université de San Diego, aux États-Unis, auteur de « The Adventures of Ibn Battuta, a Muslim Traveler of the Fourteenth Century » (éd. University of California Press).

Une illustration d’un livre du XIIIe siècle réalisée à Bagdad par al-Wasiti, montrant un groupe de pèlerins en pèlerinage © Wikimedia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les ancêtres d’Ibn Battuta étaient des Berbères du nord du Maroc, mais le jeune homme a grandi dans une famille aisée de juristes et dans un milieu urbain, celui de la cité arabophone de Tanger. « La ville était carrefour naturel entre l’Est et l’Ouest (Atlantique et Méditerranée) et entre le Nord et le Sud (Afrique et Europe). Il y a sûrement côtoyé des marchands, des pèlerins et des aventuriers venus du monde entier », décrit Don Holsinger, professeur émérite de l’Université Seattle Pacific, aux États-Unis, spécialiste de l’histoire de l’Afrique du Nord.

Après être passé par Tunis, Tripoli, Alexandrie, Gaza, Jérusalem, ou encore Damas, il arrive finalement à la Mecque à l’automne 1326 pour son premier pèlerinage. Mais au lieu de prendre le chemin du retour, il décide de poursuivre son voyage. « Il se rendit en Irak et dans l’ouest de l’Iran, sans jamais préciser les raisons de son choix », estime Ross Edmunds Dunn.

Pour ce biographe d’Ibn Battuta, le Tangérois avait certainement plusieurs motivations : celle d’un pèlerin – il a accompli le hajj six ou sept fois -, celle d’un étudiant en droit islamique et celle d’un adepte du soufisme qui consacré une grande partie de ses voyages à visiter des saints soufis et leurs sanctuaires. « Il partit aussi à la recherche d’un emploi. Arrivé à Delhi [alors sous le règle d’une dynastie turque, NDLR], il reçut de généreux salaires et des honneurs pour avoir servi le gouvernement turc musulman en tant que juge et administrateur royal. Il occupa également un poste de juge aux Maldives pendant plusieurs mois ».

« Une curiosité et un courage inné »

En près de 30 ans, tout en multipliant les mariages et les divorces, Ibn Battuta aurait ainsi parcouru plus de 120 000 kilomètres jusqu’en Chine. Une distance difficile à imaginer pour un voyageur du XIVe siècle. Mais pour l’historien Randall L. Pouwels de l’Université de Central Arkansas, aux États-Unis, il a bénéficié de plusieurs facteurs favorables. « Animé par une curiosité et un courage inné », il a également eu « une chance incroyable » lui permettant d’échapper plusieurs fois à la mort.

« De plus, il a débuté et a conclu ses voyages au moment opportun. S’il avait commencé quelques décennies plus tôt ou plus tard, sa route aurait probablement été entravée par des conflits religieux et politiques bien plus nombreux, notamment en Irak, en Perse et en Inde », analyse ce spécialiste de l’histoire de l’Afrique, auteur d’une étude sur Ibn Battuta pour l’Oxford Research Encyclopedia of Asian History.

Après un premier retour à Tanger en 1349, il reprend la route pour visiter l’Andalousie puis le désert saharien et les pays du Niger. À la fin de ses pérégrinations, il dicte en 1354 le compte-rendu de ses voyages à Ibn Juzayy, un érudit rencontré à Grenade, à la demande du sultan du Maroc. Comme le souligne Ross Edmunds Dunn, il ne s’agit pas d’un journal intime : « Il n’avait pris aucune note de ses aventures. Ce livre appartient au genre littéraire connu sous le nom de rihla, c’est-à-dire un récit de voyage généralement centré sur un pèlerinage à La Mecque. Ce genre s’est répandu en Afrique du Nord et dans l’Espagne musulmane entre le XIIe et le XVe siècle, et le long texte d’Ibn Battuta en est la représentation la plus ambitieuse ».

Une copie du récit de voyage d’Ibn Battuta publiée en 1836 au Caire et exposée lors d’une exposition à Berlin en 2019. © Wikimedia

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Des historiens remettent toutefois en question certains de ses déplacements jusqu’au Mali ou en Chine. « Ce dernier est en effet problématique. Je pense qu’Ibn Battuta a bien visité certaines villes de la côte sud de la Chine, mais qu’il ne s’est pas rendu à Pékin pour assister aux funérailles de l’empereur mongol, contrairement à ce que prétend le livre, car aucun d’entre eux n’est mort l’année où s’il y est rendu », estime l’historien de l’Université de San Diego.

Des parties de ce texte peuvent aussi paraitre fantaisistes, comme celle qui mentionne un oiseau géant ou des régiments de guerrières amazones dont Ibn Battuta a entendu parler. « Il est clair que le livre contient des passages copiés d’auteurs de rihla antérieurs et qu’il inclut des visites dans certains lieux, notamment la vallée de la Volga, où il ne s’est pas réellement rendu. Mais les spécialistes s’accordent à dire que la majeure partie du récit est à la fois fiable et authentique », tempère Ross Edmunds Dunn.

Le tombeau présumé d’Ibn Battuta dans sa ville natale de Tanger, au Maroc. © Wikimedia

 

Un écrivain de voyage en avance sur son temps

Malgré l’importance de ces trente années de voyages, Ibn Battuta est surtout connu dans le monde arabe. Dans les pays occidentaux, la figure de l’explorateur italien Marco Polo, qui n’a parcouru « que » 24 000 kilomètres à travers l’Europe et l’Asie de 1271 à 1295, est bien plus célèbre. « Comme je le disais à mes étudiants, Ibn Battuta fait passer Marco Polo pour un flemmard. Si l’on compare l’étendue de leurs voyages, ceux d’Ibn Battuta sont bien plus impressionnants », s’amuse Don Holsinger.

Alors pourquoi Marco Polo l’a-t-il éclipsé ? « Quand on sait qu’à la fin du XIXe siècle, les puissances européennes contrôlaient près de 85 % des terres et des populations de la planète, il n’est pas étonnant que les Européens aient développé un chauvinisme extrême face au passé ».

La caravane de Marco Polo voyageant vers les Indes, tiré de l’Atlas catalan réalisé en 1375. © Wikimedia

Pour son confrère Ross Edmunds Dunn, « les contributions des deux hommes à notre compréhension du monde afro-eurasien aux XIIIe et XIVe sont immenses ». Mais pour cet historien américain, Ibn Battuta est un écrivain de voyage plus « moderne » que Marco Polo : « Il a des opinions personnelles tranchées sur de nombreux sujets et il nous régale de beaucoup plus de commentaires sur ses goûts, ses dégoûts, ses faiblesses, ses préjugés et, je pourrais ajouter, ses exploits sexuels que Marco Polo ».

Son livre, dont le titre officiel est « Cadeau aux observateurs concernant les curiosités des villes et les merveilles rencontrées lors des voyages » est « d’une valeur documentaire considérable », résume Ross Edmunds Dunn. « Il est le seul témoignage qui nous soit parvenu sur les îles Maldives, l’Afrique de l’Ouest soudanaise et plusieurs autres régions telles qu’elles étaient au XIVe siècle ».

Stéphanie TROUILLARD de FRANCE 24

 

Visitez le musée Ibn Battuta à Tanger:

https://ibnbattoutamuseum.ma/

Musée Ibn Battuta de Tanger – Place de la Kasbah

 

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